La prospective permet-elle de prédire l’avenir ?
Clarifions d’emblée un malentendu : la prospective n’a pas vocation à prédire l’avenir. Au contraire, sa démarche repose sur une posture particulière face à l’avenir, conçu comme ouvert et pluriel. Le futur n’est pas écrit et ne peut être prédit : il est à préparer et à construire. On peut, avec de Jouvenel (1999), résumer la philosophie sur laquelle repose cette démarche en trois postulats : l’avenir est un domaine de liberté, de pouvoir et de volonté. Le caractère par essence inconnaissable de l’avenir ouvre à une pluralité de futurs possibles que la prospective se propose d’explorer, de manière à orienter l’action vers un futur souhaité et non subi. L’originalité de la démarche prospective est ainsi d’associer incertitude et capacité d’agir.
Cette posture est le fruit d’un contexte particulier, lié aux défis de l’après-guerre. Dans la France en reconstruction, la prospective naît de la prise de conscience progressive des limites de l’approche planificatrice. Aux États-Unis, c’est sous l’impulsion de l’armée de l’air que se développe une réflexion formalisée sur les futurs, sur fond de guerre froide et d’entrée dans l’ère atomique (Durance, 2014; Andersson et Prat, 2015). Par la suite, l’échec répété des prévisionnistes à prévoir les grandes crises et évolutions du monde (chocs pétroliers de 1974 et 1979, krach boursier de 1987, chute de l’Union soviétique), n’ont cessé de mettre en évidence la nécessité d’intégrer la complexité, l’incertitude et le temps long (Gouirand, 1996). La multiplication des ruptures entraîne souvent les décideurs à répondre dans l’urgence à des situations de crise, quand il est déjà trop tard. Pour sortir de la pure réactivité, la prospective vise à adopter une attitude préactive (« se préparer à un changement anticipé ») et proactive (« agir pour provoquer un changement souhaitable » (Godet, 2007).
Ce refus du déterminisme situe la prospective, parmi les différentes manières d’étudier le futur, aux antipodes de la prévision. À la différence des prévisionnistes, qui basent souvent leurs travaux sur des modèles mathématiques et des séries quantifiées, la prospective souligne l’instabilité de systèmes complexes et l’impossibilité d’en prédire les états futurs. Pour le dire comme certains sociologues, il y a une « indétermination objective présente à des degrés divers dans tout système social » (Boudon et Bourricaud, 1982). La société n’est pas comparable à un mécanisme dont on pourrait connaître et maîtriser tous les rouages.
L’ignorance et les limites de l’observateur ne sont pas seules en cause : même s’il nous était donné de connaître le futur, tout porte à croire que personne n’agirait sur la foi d’une telle prédiction. Les anticipations des acteurs font partie intégrante de la réalité sociale. Si ce n’était pas le cas, la prospective perdrait sa raison d’être : cela signifierait en effet qu’une meilleure connaissance du futur serait sans conséquence sur celui-ci et que nous n’aurions qu’à le subir. Or, dans certains cas, le simple fait d’énoncer une prévision entraîne des conséquences telles qu’elles sont invalidées (prophéties auto-destructrices) ou de les rendre vraies (prophéties auto-réalisatrices).
Pour certains chercheurs dans le domaine des Futures studies, la question du rapport à la prévision ne se pose même pas, dans la mesure où la prospective telle qu’ils la conçoivent porte sur des représentations du futur avant même de porter sur des tendances objectivables (Milojevi? et Inayatullah, 2015). On retrouve cette position dans les principes énoncés en guise de boutade sous le nom de « Lois du Futur » par Jim Dator (2019), dont la première se lit comme suit : « I. « Le futur » ne peut être « prédit » parce que « le futur » n’existe pas ». Le rôle du chercheur est dès lors de travailler sur les « images du futur » que se font les participants à une démarche prospective, de manière à imaginer avec eux d’autres futurs et, parmi ceux-ci, des futurs souhaitables, dans une perspective stratégique.
Parce qu’ils n’entendent pas prédire l’avenir et ne constituent pas des « connaissances sur le futur », les énoncés produits lors d’une démarche prospective ne sont pas évaluables en termes de vérité et d’erreur. Ils s’expriment en effet « dans le langage de la possibilité (mode conditionnel) et non dans celui des faits (mode indicatif) » (Bishop, 2014). Le futur peut invalider nos prédictions. En revanche, les futurs possibles d’une démarche prospective ne trouvent pas leur justification dans leur confirmation ou leur infirmation à long terme : leur vocation est d’orienter l’action présente. Plutôt que de la juger sur sa capacité à prédire l’avenir, on devrait plutôt évaluer la prospective sur sa pertinence ou même son impertinence, sa capacité à remettre en cause les idées reçues, à imaginer des ruptures, à rendre plausible ce qui peut sembler de premier abord étrange et provoquant. Autant de critères qui permettent de juger de l’intérêt et de la pertinence d’une démarche prospective.
Bibliographie
Andersson, J. et Prat, P. (2015). Gouverner le « long terme » : La prospective et la production bureaucratique des futurs en France. Gouvernement & action publique, n°3, pages 9-29.
Bishop, P. (2014). L’analyse référentielle : épistémologie de l’élaboration de scénarios. In Guyot J-L., Brunet S. (dir.), Construire les futurs. Contributions épistémologiques et méthodologiques à la démarche prospective. Presses universitaires de Namur, pages 85-92.
Boudon, R. et Bourricaud, F. (1982). Prévision. In Dictionnaire critique de la sociologie. PUF, pages 466-471.
Dator, J. (2019). What Futures Studies Is, and Is Not. In Jim Dator, A Noticer in Time. Anticipation Science, volume 5. Springer, Cham.
de Brabandère L. et Mikolajczak A. (2008). Il sera une fois… la prospective stratégique. L’Expansion Management Review, 2008/1 (n°128), pages 32-43.
Durance, P. (2014). De Gaston Berger à la Datar : quelques repères chronologiques sur les fondements épistémologiques de la prospective en France. In Guyot J-L., Brunet S. (dir.), Construire les futurs. Contributions épistémologiques et méthodologiques à la démarche prospective. Presses universitaires de Namur, pages 29-54.
Godet, M. (2007). Manuel de Prospective stratégique, Tome 2. L’Art et la méthode. Dunod.
Gouirand, P. (1996). À quoi sert la prospective ? Cahier Espaces, 49, 112-115.
de Jouvenel, H. (1999). La démarche prospective : un bref guide méthodologique. Futuribles, 247, 47-68.
Milojevic I. et Inayatullah S. (2015). Narrative foresight. Futures, 73, pages 151-162.
Pour aller plus loin
Andersson, J. (2018). The Future of the World. Futurology, Futurists, and the Struggle for the Post Cold War Imagination. Oxford University Press.